EN BREF…
J’ai participé à la conférence « Workers, Unions & the Algorithmic Shift » organisée par le syndicat belge des Transports (FGTB-UBT).
L’occasion d’écouter les travailleuses, travailleurs et chercheurs sur une réalité qui s’installe trop souvent sans débat démocratique : l’usage de plus en plus fréquent de l’intelligence artificielle pour organiser, surveiller, évaluer et diriger le travail.
Si l’IA permet des gains réels (automatisation de certaines tâches répétitives, optimisation de certains processus), tous les témoignages et analyses convergent: lorsque les algorithmes deviennent les nouveaux managers, les droits fondamentaux sont en péril. Ainsi, l’opacité des systèmes, l’absence de recours, la pression permanente et l’effacement du dialogue social représentent un danger.
Derrière les promesses d’efficacité, et sans encadrement fort, c’est potentiellement une nouvelle forme de précarité qui s’installe pour des millions de travailleuses et travailleurs.
L’Union européenne a un rôle à jouer pour édicter des règles claires, applicables à tous les secteurs, en vue de garantir une transition numérique juste et durable.
En tant que coordinatrice S&D de la Commission Emploi et Affaires sociales au Parlement européen, je défends le dépôt d’un rapport législatif qui doit déboucher sur un règlementation contraignante de la Commission européenne. Je défendrai, entre autres, pour ma part:
-un droit à l’explication des décisions automatisées;
-une transparence des systèmes algorithmiques utilisés au travail;
-des mécanismes de recours en cas de décisions injustes;
-un dialogue social obligatoire avant tout déploiement d’outils IA;
un encadrement des pratiques de surveillance numérique;
un accès à la formation numérique pour les travailleurs.
EN SAVOIR PLUS….
L’intelligence artificielle (IA) bouleverse à un rythme accéléré l’économie ainsi que les conditions de travail en Europe. Présentée comme un outil de transformation économique, elle promet une automatisation accrue des tâches répétitives, une meilleure efficience des services et l’émergence de nouveaux métiers.
Mais derrière cette promesse se cachent des tensions sociales, écologiques et démocratiques profondes : la menace de remplacement des emplois, la généralisation de la surveillance numérique, l’aggravation des inégalités d’accès aux droits, ou encore l’empreinte environnementale colossale du secteur.
La Commission européenne, consciente de ces enjeux, a renforcé son cadre législatif avec des textes tels que l’AI Act ou la directive sur le travail via plateforme.
Ces initiatives visent à concilier innovation technologique et respect des valeurs fondamentales européennes. Toutefois, des incertitudes subsistent quant à leur mise en œuvre effective. Certaines dispositions prévues pour 2026 pourraient être modifiées ou différées dans le cadre du futur « paquet numérique » de simplification réglementaire, prévu fin 2025. Ce prochain paquet “omnibus”, pourrait affecter la portée même de certaines obligations relatives à l’IA.
Les défis sont donc importants : il ne s’agit plus simplement de rattraper une course technologique mondiale, mais bien de réaffirmer une vision politique européenne du progrès, fondée sur les droits humains, la dignité au travail, et une régulation démocratique du numérique.
L’impact de l’IA sur l’emploi et l’organisation du travail
Des bouleversements de l’emploi
Selon le FMI, en 2024, 60 % des emplois dans les pays développés sont exposés à l’IA générative, et 30% d’entre eux pourraient être automatisés. Cette exposition n’épargne aucun secteur. Si l’automatisation industrielle concernait historiquement des postes à faible qualification, l’IA générative cible désormais les tâches cognitives : rédaction, interprétation, comptabilité, analyse juridique ou même conseil. Ce déplacement de la frontière homme-machine génère une polarisation du marché du travail, où les emplois très qualifiés prospèrent, tandis que les postes intermédiaires risquent de disparaître progressivement.
De plus, l’IA devient un outil de pilotage du travail : assignation des tâches, évaluation des performances, planification des horaires, surveillance comportementale, etc. Des plateformes numériques aux entrepôts logistiques, le pouvoir hiérarchique est transféré à des algorithmes, souvent opaques et déshumanisés. Ce phénomène, qualifié de « bossware », favorise l’isolement des travailleurs, la compétition entre pairs et l’effacement des repères collectifs. Il accentue le stress, la charge mentale et les risques psychosociaux, tout en réduisant l’autonomie professionnelle.
Les effets de l’IA ne se limitent pas à la menace de remplacement. Ils peuvent transformer les rapports au travail dans leur essence même : qui décide ? qui surveille ? qui évalue ? Et avec quelles garanties pour les individus concernés ? Sans un encadrement fort, ce glissement technologique pourrait aggraver la précarité et affaiblir durablement les droits collectifs dans l’entreprise.
Modernisation ou déshumanisation ?
L’IA permet des gains réels : automatiser certaines tâches administratives répétitives, optimiser des processus, améliorer la réactivité des services. Toutefois, son intégration dans l’organisation du travail reste largement orientée par des logiques de rentabilité, au détriment de la qualité de la vie au travail. Le manque de transparence des algorithmes d’évaluation ou de recrutement, les décisions automatisées sans possibilité de recours, ou encore la collecte massive de données personnelles en entreprise soulèvent des risques juridiques et éthiques majeurs.
L’AI Act, adopté en 2024, constitue une première réponse européenne structurante. Il introduit une classification des systèmes IA selon leur niveau de risque : les IA à risque inacceptable (comme la notation sociale ou la reconnaissance faciale de masse) sont interdites, tandis que les systèmes à « haut risque », comme les outils RH, doivent respecter des exigences strictes : transparence, auditabilité, supervision humaine. Cela constitue une avancée. Toutefois, le texte reste centré sur les systèmes, non sur les utilisateurs. Il ne reconnaît pas explicitement le droit des travailleurs à refuser ou contester une IA, ni le droit à la négociation sur ses modalités d’usage.
Par ailleurs, la directive sur le travail via plateforme (DSA), adoptée sous pression syndicale, apporte une innovation majeure en imposant la présomption de salariat (contrat de travail), en interdisant les contrats à zéro heure et en garantissant l’accès syndical aux plateformes. Mais elle reste limitée à un segment spécifique du marché. Or, les logiques de plateforme s’étendent au-delà du travail indépendant : elles pénètrent les services publics, les grandes entreprises et les PME. Une directive-cadre sur l’IA dans l’entreprise, avec participation des représentants du personnel et garanties de transparence, est dès lors nécessaire pour assurer un socle de droits commun à tous les travailleurs européens.
Gouvernance de l’IA et justice environnementale
A côté du défi social, le défi écologique…
La face cachée de l’IA est son empreinte écologique monumentale. L’entraînement des modèles les plus puissants, comme GPT-3 ou GPT-4, nécessite l’analyse de milliards de données – textes, images, vidéos – mobilisant des milliers de serveurs, des volumes d’eau pour le refroidissement, et des quantités massives de métaux rares. À elle seule, la phase d’entraînement de GPT-3 aurait généré 550 tonnes de CO₂. Actuellement, les technologies numériques (data centers, IA, crypto-actifs) consomment près de 460 TWh par an, soit 2 % de l’électricité mondiale. Ce chiffre pourrait plus que doubler d’ici à 2026, selon l’AIE. Or, ni l’AI Act ni le Digital Services Act n’intègrent de limites écologiques obligatoires à ces usages.
Pour construire une Europe numérique écologique et concilier politique industrielle et objectifs climatiques, il faudrait intégrer dans la législation des critères de sobriété technologique (encadrement de la consommation énergétique des IA, évaluation environnementale pour les systèmes à haute intensité de calcul, …).
Pour une gouvernance démocratique et partagée de l’IA au travail
Au-delà de la technique, l’IA pose une question centrale de gouvernance démocratique. Aujourd’hui, les décisions sur les outils numériques sont le plus souvent prises sans consultation des travailleurs. Cette exclusion nourrit une perte de confiance, une déresponsabilisation et une fragilisation de la démocratie au sein des entreprises. Pourtant, les travailleurs sont les premiers exposés aux impacts de l’IA : ils doivent pouvoir s’exprimer sur les choix technologiques qui les concernent au premier plan.
Il faut aussi renforcer les compétences numérique de l’ensemble des citoyens, dès l’école, et assurer la requalification des travailleurs, en particulier ceux des secteurs les plus exposés. L’UE doit soutenir la création de programmes publics de formation IA responsable, accessibles aux jeunes, aux chômeurs et aux travailleurs en reconversion.
Conclusion
L’intelligence artificielle est bien plus qu’un outil. Elle cristallise des tensions fondamentales : entre productivité et dignité, innovation et inclusion, croissance et écologie.
L’AI Act constitue un socle utile, mais encore incomplet. Il s’accompagne désormais d’un risque d’affaiblissement futur, puisque plusieurs de ses dispositions clefs, prévues pour entrer en vigueur en 2026, pourraient être revues à la baisse dans le cadre du futur paquet de simplification numérique.
Pour faire de l’IA une technologie au service du bien commun, l’Europe doit aller plus loin : donner des droits nouveaux aux travailleurs, encadrer l’usage de l’IA à des fins sociales et écologiques, et inscrire la démocratie dans la conception même des systèmes technologiques.
Soit l’Europe se contente d’accompagner les transformations initiées par les géants du numérique ; soit elle assume un rôle de pionnière d’une transition numérique juste, durable et démocratique. L’avenir de l’IA ne doit pas se jouer entre quelques mains dans la Silicon Valley : il doit se construire avec et pour les citoyens européens.